L’S en ciel

La casquette me masque les yeux des rayons du soleil qui commence à décliner. Au ras de la visière, j’observe le planeur dans sa spirale serrée, près à rendre la main dès que je sentirai les hésitations qui annoncent le décrochage.

Ca y est, l’altitude de sécurité est atteinte pour la vingtième fois cet après-midi. Je remets les ailes à plat en contrant légèrement aux ailerons, puis je rentre les volets de courbure et je vais me placer par un large virage sur ma droite. Je tire nettement au manche et lance la dérive à gauche, instantanément, le planeur déclenche et exécute un demi-tour de vrille, se plaçant en sens inverse avec une pente de descente accentuée que je maintiens par une légère pression sur la profondeur. Le planeur accélère à n’en plus finir. Il revient se placer sensiblement en face de moi. Je rétablis à plat et instinctivement énonce à mi-voix le top de départ de la figure. Un coup d’ailerons à droite et le planeur est sur le dos avec une vitesse considérable. Dès que les ailes sont à plat je pousse la profondeur à moitié, et l’engin entame une immense boucle inversée positive.

La vitesse diminue progressivement et le planeur se retrouve là-haut bien horizontal. Je continue à pousser la profondeur et replonge en boucle inversée. Je module doucement la pression pour tenter de repasser exactement au point de sortie du demi-tonneau. C’est d’ailleurs cela qui est difficile, mais aujourd’hui il n’y a pratiquement que des thermiques et ça devrait aller, et hop ça y est, c’est passé, aussitôt toujours sur le dos, je tire légèrement en surveillant l’horizontalité des ailes. Le planeur accélère toujours, le chuintement de l’air se fait plus aigu. Il revient se mettre à plat bien en-dessous de moi et déjà remonte rapidement à ma hauteur pour sortir toujours sur le dos. Là, j’hésite une fraction de seconde, mais le réflexe est acquis et d’un coup d’aileron, avec sa vitesse, il revient en vol horizontal à plat. Aussitôt, je repars à la recherche d’une ascendance pour reprendre un peu d’altitude et recommencer une autre figure.

Sur ce site que je connais bien, la reprise d’altitude n’est qu’une formalité et j’en profite pour me repasser le film de ce huit vertical inversé. Comme à chaque fois, je suis heureux de l’exécution de certains passages de la figure et j’essaie de mémoriser les rythmes et les amplitudes des commandes qui ont contribué à sa réussite, puis j’en viens à la recherche des défauts. Petite correction aux ailerons pour ramener les ailes à plat en haut de la boucle, légère hésitation en face pour passer de la boucle supérieure à la boucla inférieure. Encore une légère correction en haut de la deuxième boucle, juste avant le demi-tonneau. Cela vient-il d’une dissymétrie du planeur, ou d’un mouvement fantôme incontrôlé de mes mains sur les manches?

Il va falloir décomposer et observer. Ah oui! J’ai encore oublié le top de sortie, déjà tout occupé à analyser la figure, et aussi un peu ému de la vitesse atteinte en bas de la deuxième boucle.

Décidément, ce planeur est bougrement solide et comme il obéit avec docilité et fait preuve d’une tolérance quasi complice, je lui en suis carrément reconnaissant. Ça y est, me revoilà à bonne hauteur et j’hésite entre un huit cubain inversé et un cercle en tonneaux. Mais à ce moment, il se produit un phénomène curieux. J’entends un léger chuintement accompagné d’un ronflement grave. Aussitôt, je détourne la tête et je vois au ras du sol un grand planeur blancs sur le dos, la dérive effleurant l’herbe. Parvenu au bord de la pente, il bascule et accélère en légère descente. Je fais mine de ne pas être étonné et je reprends des yeux le contrôle de ma propre machine.

Le pilote de cet engin ne doit pas être loin et j’attends qu’II se manifeste avant d’entamer de nouvelles figures. Se balader comme cela, au ras du sol sur le dos, ce n’est sûrement pas le premier venu. D’autant plus qu’II n’est pas à proximité et donc à la merci d’une erreur de parallaxe. Pourtant, je soupçonnai qu’iI pratique lui aussi le frétillement de proximité, technique que j’ai découvert un jour par hasard et que je cherche depuis à perfectionner.

Cela me laisse perplexe quand, tout en surveillant mon modèle, je réussis à localiser le pilote. Son planeur s’était éloigné et après un demi-tonneau réalisé sans accélération préalable, nouvelle preuve de sa parfaite maîtrise il vient se placer dans la pompe que j’ai fini d’exploiter. Son inclinaison est franche et le planeur garde une vitesse constante et s’élève en spirale de façon régulière. J’en déduis une forte portance alliée à une pénétration inhabituelle.

Mais qu’est-ce au juste que cet engin ? Il ne ressemble à rien de connu. Pourtant, je croyais bien connaître tous les planeurs, qu’Ils soient issus de kit, ou qu’ils soient des maquettes de réels. Il avait un air de déjà vu sans que je parvienne à l’identifier. Ce qui est sûr, c’est qu’il est particulièrement rapide. En tous cas plus que le mien. Je regarde du coin de l’œil arriver le pilote.

Le type grimpe tranquillement la pente avec son émetteur en pupitre qui fait office de boîtier, suspendu par de fortes sangles. Il arrive près de mol et me salue d’un large sourire, puis d’un:

«Bonjour, Il fait doux ce soir».

C’est vrai, on est déjà le soir et le soleil est bien bas et il commence à faire frais. Sans doute en marchant notre visiteur n’a-t-il pas eu froid.

«Bonjour, mais d’où venez-vous ?»

«Du col là-bas, j’ai suivi la pente depuis le début de l’après-midi, et au moment de faire demi-tour J’al vu votre planeur scintiller et j’ai décidé de pousser jusqu’à vous…».

Sans doute encore un de ces pilotes solitaires qui parcourent les pentes à longueur d’année à la recherche du spot idéal. Alpiniste, j’avais rencontré ce genre de gars plusieurs fois en faisant de l’escalade. Ils venaient toujours à contre sens, montant en solo quand je descendais les rappels ou descendant à toute vitesse des couloirs invraisemblables quand je tirai des longueurs de corde dans les couloirs de glace. C’est vrai que la montagne attire ces déphasés qui recherchent des émotions plus vives et poussent inlassablement la précision de leurs gestes, apparemment sans fatigue, au-delà de la faim et de la soif.

Mais je ne savais pas que ça avait gagné le vol de pente et le pilotage des planeurs. Même dans ce loisir de père de famille, il y avait donc des types assez fondus pour pousser aussi loin le pilotage et la perfection aérodynamique.

«Il était joli ce huit inversé…»

Merci pour le compliment, mais je sentais bien qu’il avait perçu de loin les deux hésitations. Entre temps, il a pris encore de l’altitude et réduit peu à peu sa vitesse. Puis, je vois son regard se concentrer sur le planeur. Il le bascule quasiment à la verticale puis le redresse insensiblement décrivant une immense boucle positive jusqu’à se retrouver sur le dos à son altitude de départ, comme si la traînée n’intervenait pas. A-t-il lu mon intention de faire un huit cubain et veut-il m’en démontrer l’exécution ? Toujours est-il que le planeur arrive en haut de la boucle avec une vitesse quasi nulle, hésite jusqu’à l’arrêt et part en vrille sur le dos selon une trajectoire légèrement oblique, dans l’axe de la boucle. Puis la rotation se ralenti et le planeur exécute un demi-tonneau et reprends sa route avec une pente de quarante-cinq degrés, aussitôt suivie d’un demi-tonneau le remettant sur le dos. Il repart en boucle ascendante sur le dos et revient se placer précisément en face de son point de départ.

Va-t-il s’arrêter là ? Non, Il grimpe toujours et re-déclenche une nouvelle vrille à plat cette fois, qui peu à peu, se transforme en vrille normale. Le fuselage devenant de plus en plus penché puis la vrille se transforme en un tonneau complet sur un axe incliné à quarante cinq degrés. Enfin, le planeur repart en légère pente de descente à la recherche d’une pompe là-bas, au ras des rochers sur l’éperon.

Stupéfiant, ce planeur ne traîne pas.

Pourquoi ?

Il a réalisé un huit horizontal à la façon de Frantzèk Novak, ce pilote de voltige Tchékoslovaque d’entre les deux guerres qui n’a pas été oublié par tout le monde. C’est ainsi que je fis la connaissance de celui qui sera pour moi un Initiateur patient. Longtemps après cette première rencontre, après m’avoir enseigné ce qu’ iI appellera l’essentiel, il m’autorisera à le révéler comme je l’ai compris.

Peut-être parlait-il de l’S en ciel, c’est déjà si vieux et son langage était parfois bien ambigu.

Nous-nous sommes souvent retrouvés sur cette pente sans jamais nous être donné rendez-vous. Il surgissait chaque fois que je tentais une nouvelle figure, une de celles inventées pour le plaisir et dont on ne trouve que peu de traces dans nos grimoires.

J’avais longtemps hésité avant de lui faire part de mon projet de noter ses conseils pour peut-être un jour les publier. Apparemment, il s’y attendait et me conseilla seulement de ne pas citer son nom. Il me dit qu’il n’y avait rien de secret, que les lois de l’aérodynamique sont les mêmes pour tous. Le pilotage est désir mis en forme et que chacun en possède l’essentiel sans le savoir.

C’est un peu comme ces bègues qui arrêtent de bafouiller quand ils chantent ou ce vertige que l’on éprouve dans son fauteuil à regarder un funambule et qui disparaît en escalade dès que l’on quitte le relais, concentré sur chaque prise. Seuls ceux qui le voudront suffisamment sauront tirer encore une fois l’essentiel de l’évidence. Il avait certainement raison, mais me sachant une piètre mémoire, j’al vite noté comme cela me venait, parfois en désordre. Pour être sûr de ne pas l’oublier, je vous le propose maintenant sans toujours faire la distinction entre ce que je découvrais moi-même et ce qu’il me révéla. Pas avance, il m’en excusa sachant que c’est pratique courante ici-bas.