Les sept paliers du pilotage

Du rêve à la réalité et vice versa:

Certains réalisent la reproduction d’un modèle dont la complexité se veut à la hauteur de l’image idéale, ceux-là sont maquettistes. D’autres grignotent secondes après secondes avec un racer ou un planeur, ils sont compétiteurs. D’autres choisissent de piloter pour construire une danse éphémère et unique, pour s’inscrire dans un paysage fabuleux, ils sont acrobates. Pour arriver à ce degré de liberté, il faut se soumettre à une sorte d’initiation, assortie d’une discipline. Comme discipline ne fait plus recette, on la change en entraînement, qui fait plus sportif. Comme initiation fait par trop débutant ou trop ésotérique, on dit apprentissage, qui à son tour devient trop scolaire et laborieux. Alors, de dégradations en appauvrissements, on ne sait plus nommer la lente progression du débutant vers la connaissance, le savoir faire et au bout longtemps après, ce quelque chose qui évoque la perfection.

D’abord un jeu:

Dans toute progression il faut des repères, pour encourager, mais aussi pour relativiser. Ces repèrent donnent de la liberté à ceux qui en usent. En se situant ils comprennent où sont les limites à dépasser. Comme la carte donne l’image du chemin à suivre, les figures sont autant de balises vers la maîtrise. Ensuite il appartient à chacun de cheminer sur la piste ou en dehors. Le pilotage est d’abord un jeu. Spontanément, les enfants qui jouent se donnent des règles, des points de repère pour ajouter du sel au jeu, pour se situer. Le débutant en pilotage s’interroge sur le niveau de sa progression. Il sait avoir beaucoup à découvrir. Ne pas se situer bien haut dans l’échelle, ne le gêne pas plus que l’enfant qui apprend à marcher, n’est gêné par la découverte du paysage à parcourir. Se situer n’est jamais très confortable et peut parfois remettre en cause l’image douillette et rassurante acquise loin des épreuves. Tout seul on est toujours et trop facilement le meilleur.

C’est donc avant tout aux débutants que je dédie ces propositions d’une classification des étapes de l’apprentissage du pilotage des planeurs. Il est probable que d’autres pourront proposer un cheminement parallèle dans d’autres apprentissages. Qu’ils ne s’en privent pas et qu’ils viennent enrichir cet essai. Je me limite au pilotage des planeurs, parce que c’est le domaine que j’aime et qui m’a fourni une palette d’émotions subtiles et fortes, qui s’enrichi chaque année de nouvelles nuances, de nouvelles mélodies, de nouvelles formes. Dans cet essai j’ai choisi volontairement le «je» parce qu’il s’agit d’abord d’un dialogue avec soi-même, où l’on peut se louer ou se blâmer sans que d’autres s’en mêlent. J’ai dénombré sept paliers qui conduisent graduellement à une certaine plénitude.

Premier palier:

J’essaie de ramener le modèle au sol sans casse. Je réagis plus ou moins rapidement pour tenter de contrer des attitudes que je juge dangereuses. Au début mes actions à contre amplifient le désordre et accentuent les risques de casse. C’est à cause des inversions droite et gauche quand le modèle revient. C’est aussi à cause de ma méconnaissance des lois de base de l’aérodynamique appliquées au modèle. Enfin c’est à cause d’une difficulté à anticiper sur les mouvements induits par l’attitude du modèle à chaque instant. Cette étape se franchit pourtant assez rapidement avec quelques précautions élémentaires: j’utilise un modèle peu fragile, puisque les chutes restent inévitables. Je lance le modèle tantôt à gauche tantôt à droite et j’apprends à revenir pauser le modèle à mes pieds. Je me fais conseiller par un pilote expérimenté, pour découvrir l’amplitude des ordres et leur tempo. Je cherche un modèle lent, facile à réparer sur le terrain, avec des gouvernes efficaces mais sans trop d’inertie ni d’effets induits.

Deuxième palier:

Je découvre le vol de pente ou le vol de plaine en double commande. Seul, j’ai en effet toutes les chances de casser trop rapidement et surtout de ne pas comprendre où se situe l’erreur. Je commence à suivre des trajectoires à altitude constante et dans des directions précises. Le but et le point de virage sont déterminés à l’avance et je suis le parcours au plus près. J’apprends à maîtriser l’abattée et mes virages se font avec une altitude constante. Le fuselage reste horizontal, et les sorties de virage se font juste dans la bonne direction sans action à contre visible. Je suis capable de poser à quelques mètres de mes pieds un modèle qui revient vers moi. Je peux passer indifféremment du pilotage deux axes au pilotage trois axes et vice versa. Je sais donc ce que sont l’effet direct et l’effet induit des gouvernes. Je ne tourne plus mon émetteur dans le sens du modèle pour simuler le pilotage dans le modèle. Je commence à repérer dans l’espace les zones qui prolongent le vol. Je sais aller chercher de plus en plus loin des ascendances et en vol de pente, je ne panique plus quand le planeur est sous la ligne d’horizon.

Troisième palier:

Je sais lancer seul mon modèle et le ramener à la pente. Je sais aussi le poser en remontant la pente avec un petit virage juste au ras du sol pour remettre le modèle face au vent, si la pente le permet. Je m’ennuie à ne faire que des huit horizontaux et j’ai envie d’exploiter en voltige les gains d’altitude de plus en plus faciles. Je sais réaliser le huit paresseux. J’enchaîne les boucles qui sont de plus en plus amples et régulières. Je les termine à l’altitude de départ, avec un palier nettement marqué en début et en fin de figure avec les ailes bien horizontales. Ensuite je découvre l’élégance du renversement, puis de l’enchaînement de boucles et de renversements. Je m’imagine encore dans le modèle, mais les inversions se font de plus en plus rares. Je dois encore bien réfléchir pour exécuter une figure, mais je sais déjà placer le modèle pour la réussir sans danger pour les autres. Je sais surveiller les autres modèles en vol pour prévoir et éviter les collisions. J’aborde la voltige verticale par la vrille et je sais la déclencher dans les deux sens. Je sais compter le nombre de tours de vrille et la terminer dans la direction voulue, pour enchaîner avec une autre figure. Enfin j’ai besoin de très peu d’élan pour passer les figures simples.

Quatrième palier:

J’ai envie de sortir de la voltige de base, pour aborder le vol sur le dos. Au début mes tentatives sont timides et mes corrections de trop grande amplitude. Mais rapidement, je découvre qu’il faut pousser modérément et surtout garder de la vitesse. Je commence par la demi boucle positive, que je prolonge par un palier sur le dos, d’abord de face, puis de côté et enfin dans les deux sens. Le vol dos m’ouvre le domaine des tonneaux. Tonneaux que je passe d’abord trop vite, trahissant mon inquiétude. Puis je ralentis peu à peu les tonneaux, en effectuant des corrections imperceptibles qui conduisent à une rotation régulière selon un axe horizontale.

J’aborde le tonneau avec de moins en moins d’élan, voire si mon modèle le permet à vitesse nominale de vol stabilisé. Je réalise ces tonneaux d’abord en m’éloignant, puis parallèlement à la pente en venant de chaque côté puis en centrant le milieu du tonneau en face de moi. Enfin je les réalise en venant vers moi face à la pente, puis en changeant leur rythme. Quand j’enroule les pompes, c’est sans décrocher à l’intérieur du virage. J’en modifie le sens pour le plaisir des yeux et pour en tester l’efficacité. Je commence à aller chercher les ascendances de plus en plus loin et de plus en plus bas. Si elle n’est pas au rendez-vous, je sais immédiatement changer de zone et transiter vers une autre région.

Cinquième palier:

Le vol dos devient un espace naturel, miroir du vol classique. Je maîtrise les figures composées, les tonneaux à facettes. Je regarde le planeur voler, sans plus jamais faire d’inversion. Je recherche les changements de rythme que j’impose au modèle selon ma fantaisie. Les figures que je préfère sont les figures composées. Je passe de la voltige académique à une voltige plus libre, plus musicale. Je recherche les situations de compétition. Je mesure les performances de mes modèles et l’aérodynamique n’est plus une fantaisie d’intellectuels snobes. Mes réglages sont raisonnés et modifiés en fonction des sensations de vol et des performances constatées. Mon centrage est adapté au domaine de vol choisi. Je recherche plus la neutralité que le rappel automatique. Je recherche toujours plus de précision dans les figures déclenchées, positives ou négatives, principalement dans les arrêts. Toutes les figures commencées sur le dos sont terminées sur le dos et parfaitement dans l’axe. J’alterne les figures de grande amplitude avec les figures à forte accélération, je cherche à voltiger quand les autres se posent faute de conditions confortables. Quand je me pose c’est après être remonté du trou, ou pour changer de batterie !

Sixième palier:

Je vole de préférence par petit temps ou par tempête, sans avoir besoin de public pour provoquer l’audace. J’exécute seul des figures au ras du sol, ne terminant les vrilles à plat ou les figures déclenchées qu’à la limite du raisonnable. Le modèle semble mû par un moteur invisible et silencieux tant sa vitesse semble juste. Je spirale à contre pente et adore remonter dos au ras des falaises. J’engage des glissades sur le dos à partir de déclenchés partiels. Je profite des remous naturels du vent sur le relief pour continuer le mouvement du modèle, sans cherche à le contrer. Les ordres de pilotage n’apparaissent plus en vol et le planeur semble autonome, libre et sans pilote.

Pourtant il se pose à contre pente avec précision et n’impressionne même pas les connaisseurs, tant le pilotage est discret et les trajectoires nécessaires. Aux commandes je ne réfléchis plus pour conduire les figures et les terminer. Je peux enchaîner les tonneaux verticaux ascendants et descendants, simples ou déclenchés. L’audace n’est plus un but, alors que le planeur serait instantanément détruit en cas d’erreur.

Septième palier:

Il ne s’agit plus de figures au sens académique du terme, mais d’une danse acrobatique naturelle. Le pilote n’a plus le sentiment de conduire un modèle. Il n’y a plus de modèle, il n’y a que l’air qui glisse autour de l’aile et du fuselage. Personne n’est plus aux commandes. Il n’y a plus de commandes. Seulement l’espace autour du planeur. L’esprit sait comment l’air caresse l’aile, comment l’aile fouaille l’air. Quand se séparent l’aile et l’air et quand est leur accord. Plus de haut ni de bas, seulement courbes et vibrations, claques et silence, temps qui coule et fuse. Ce n’est plus du pilotage, mais de la musique, du mouvement intense et dru. Le modèle voltige encore et toujours, la médiation de la radio, des gestes du pilotage et de la technique ont disparu pour faire place au plaisir primitif du mariage de l’espace et du temps.